Conflits armés dans les sociétés sans richesse
François BON
Historiographie de la guerre primitive
Il en est un peu de la question de la guerre comme de celle de la pensée symbolique de nos ancêtres préhistoriques : l’inventaire des interprétations produites à son égard en dit souvent plus long sur l’idéologie des préhistoriens que sur l’assise archéologique de son existence… Qu’elle soit réfutée aux temps paléolithiques (pour mieux souligner alors la violence soi-disant consubstancielle des sociétés néolithiques) ou bien au contraire défendue comme un trait immanent des comportements humains depuis les origines de notre lignée, les visions qui en découlent sont riches d’enseignement sur l’évolution de notre représentation de ces sociétés et de leurs acteurs.
Parmi de nombreux terrains d’enquêtes historiographiques possibles, nous en retiendrons principalement deux : le premier est celui d’une approche comparée des sociétés néandertaliennes et celles d’Homo sapiens, autour notamment du thème de l’anthropophagie ; le second, auquel il a déjà été fait allusion, est celui de la confrontation des situations paléolithiques et néolithiques sous la plume de quelques préhistoriens des deux derniers siècles.
Isabelle CREVECOEUR
Violences interpersonnelles dans la Vallée du Nil
à la Préhistoire.
Les ensembles funéraires nous renseignent sur la biologie des sociétés passées, leurs relations sociales et leurs comportements rituels et symboliques. Ils peuvent également nous permettre d’examiner les circonstances de la mort des individus et de discuter de la violence sociale.
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Un niveau élevé de violence interpersonnelle est documenté au sein d’un des plus anciens cimetières de la Vallée du Nil, le site de Jebel Sahaba, ainsi que dans d’autres sites péné-contemporains de Haute Egypte et de Basse Nubie de la fin du Pléistocène supérieur. Les individus inhumés dans ces ensembles présentent de nombreuses blessures traumatiques périmortem associées notamment à l’utilisation de projectiles, ainsi que des fractures et/ou des traumas cicatrisés. Ces relations conflictuelles qui évoquent des conflits récurrents de faibles amplitudes de type faides sont documentés durant une période d’instabilité climatique et de diversité culturelle. Elles contrastent avec les comportements observés pour la période du début de l’Holocène qui se caractérise par une plus forte homogénéité culturelle et une certaine stabilité climatique.
Ces résultats questionnent la mise en place de stratégies différentes dans la résolution de conflits intergroupes.
Christophe DARMANGEAT
Les conflits collectifs dans les sociétés humaines : la guerre des concepts
Pour raisonner sur les traces archéologiques laissées par les phénomènes sociaux, la première étape consiste à identifier correctement ces phénomènes eux-mêmes.
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De ce point de vue, malgré la quantité de réflexions qui leur ont été consacrés, les conflits collectifs échappent encore à une typologie raisonnée. Dans le meilleur des cas, on distingue en effet la guerre du feud (ou vendetta) – sur la base de critères d'ailleurs souvent mal assurés. Mais quid de ces multiples autres formes regroupées le plus souvent sous le qualificatif de « guerres rituelles », un adjectif qui n'en dit à peu près rien ?
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On proposera une classification permettant d'aborder les confrontations sociales, qui se fonde à la fois sur leurs mobiles et sur leurs modalités. Une telle approche en révèle toute la richesse, et ouvre la gamme des possibles sur les événements que les préhistoriens s'efforcent de reconstituer.
Jürg HELBLING
Guerre et paix chez les Aborigènes d'Australie
La question si les groupes de chasseurs-cueilleurs se font la guerre ou non est aussi - et surtout - la question de savoir ce que sont les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Les concepts de guerre et de chasseurs-cueilleurs font l'objet de débats controversés. J’approcherai le problème d'un point de vue ethnographique.
Selon une vision courante, les Aborigènes australiens, malgré toutes leurs variations, constituent une culture unique. En comparant deux sociétés – des groupes du Désert occidental (Pitjantjatjara, Ngaatjatjarra, Mardudjara, Pintubi) et des groupes de la Terre d'Arnhem (Yolngu, Anbarra, Gunwinggu) – je montrerai que ces deux sociétés se distinguent considérablement l'une de l'autre non seulement par leur type d'économie, mais aussi par leurs structures de pouvoir internes et du point de vue de la guerre et de la paix entre les groupes.
Considérant ces différences fondamentales, il semble évident qu'il s'agit de deux types de société différents.
Vincent HIRTZEL
Anthropologue social
CR CNRS - LESC
La guerre et les conflits en Amazonie
À la fin des années 1990, Eduardo Viveiros de Castro a proposé de définir les sociétés amazoniennes et les dynamiques relationnelles qui les caractérisent comme le résultat d’une « économie symbolique de la prédation ». Ce modèle, infléchi ensuite par Carlos Fausto à travers le concept de « prédation familiarisante », s’est avéré robuste et a été largement adopté par les spécialistes de l’aire régionale. Il permet en effet de rendre compte de façon satisfaisante des dynamiques conflictuelles adossées à des relations de parenté où le dualisme catégoriel « dravidien » entre affins et consanguins se trouve déployé sur un gradient concentrique allant du proche au lointain ou encore pour articuler guerre « externe » (intertribale ou interethnique, c’est-à-dire avec des ennemis autres) et guerre « interne » (intratribale ou de type vendetta entre parents).
Ce modèle est-il toutefois pertinent pour rendre compte de toutes les modalités de la guerre en Amazonie ? On argumentera ici que le modèle de la prédation, sous sa forme canonique, tend à marginaliser d’autres « régimes belliqueux » également présent dans cette région du monde. Il existe ainsi des situations où la guerre se trouve articulée à une différenciation entre « extérieur » et « intérieur » médiatisée par la création historique et négociée de politie multiethniques entrainant potentiellement une convergence cultuelle et culturelle sur le long terme et où la dimension prédatrice, stricto sensu, est largement réduite. C’est à une meilleure intelligence de ce contraste que sera consacrée cette présentation.
Christian JEUNESSE
Violences sociales à Sumba (Indonésie). Quelle place pour les frontière ethno-linguistiques ?
Les sources antérieures à la prise de possession de l’île de Sumba par les néerlandais, au début du 20e siècle, décrivent un ensemble morcelé formé d’environ 25 groupes ethniques qui se partagent un espace grand comme la Corse. Les formes que prennent les conflits dépendent étroitement du type d’organisation sociale. Les groupes égalitaires de l’ouest de l’île sont séparés par des no man’s lands qui constituent autant de frontières à la fois ethniques et linguistiques. A l’intérieur, les clivages sociaux pertinents sont déterminés par la parenté (clan, lignage, alliance matrimoniale) et par la co-résidence (village). Les confrontations violentes sont liées au contrôle des femmes, au vol de bétail, à l’accès aux terres agricoles et à la transgression des normes religieuses.
La frontière ethno-linguistique détermine un renversement des règles. A l’exemple du vol de bétail, un acte vu à l’intérieur comme un délit est considéré comme une prouesse dès lors qu’il est perpétré aux dépens d’un autre groupe. Le territoire des groupes mitoyens est vu comme une zone de prédation où les jeunes guerriers entreprenants en quête de prestige se procurent du bétail, des têtes ou des esclaves. Les conflits résultant de ces exactions prennent une tournure guerrière dès qu’elles dépassent le niveau local. La conquête territoriale n’est jamais ni une motivation, ni une conséquence indirecte du conflit. La guerre change de nature dans les sociétés stratifiées (chefferries complexes) de l’est de l’île, où elle est un instrument de puissance, de consolidation du pouvoir interne et de conquête territoriale. Elle est menée par des chefs suprêmes (raja) à l’aide d’armées organisées composées partiellement d’esclaves et de mercenaires et peut déboucher sur l’annexion du territoire du groupe vaincu, et donc l’effacement d’une frontière que l’on peut qualifier ici de « politique ».
Christian JEUNESSE
Les massacres de masse dans le Néolithique centre-européen (5200 - 4000 BC). Un état de la question.
Depuis la retentissante et inaugurale découverte du dépôt humain de Talheim, en 1983, les fouilles de structures renfermant des groupes d’individus décédés de mort violente se sont multipliées dans le Néolithique centre-europeén. Sauf exceptions notables, il s’agit d’individus exécutés en une fois et dont les corps ont été déposés dans des fosses ad hoc ou des structures en creux existantes. On se trouve donc face à des ossuaires qui présentent toutes les caractéristiques de ce que l’on appelle communément une « fosse commune ». Pour les désigner, les littératures germanophone et anglophone privilégient la notion de « tombe de masse » (Massengrab, massgrave). La désignation plus neutre de « dépôt de massacre » présente le double avantage d’exclure la notion ambigüe de « tombe » et de mettre l’accent sur la mort violente simultanée des individus concernés, qui fait consensus parmi les spécialistes. Les nombreuses études se sont interrogé principalement sur la composition démographique des dépôts, les circonstances des décès, l’origine des victimes, l’existence d’éventuels liens de parenté et le contexte socio-politique des massacres.
Dans cette contribution, nous tenterons de faire un point des connaissances accumulées sur ces aspects et de proposer une réflexion sur les liens entre les massacres et les guerres dont ils peuvent témoigner indirectement
Bernard LAHIRE
Sociologue
DR CNRS (Centre Max Weber) / ENS Lyon
Les rapports conflictuels entre le « eux » et le « nous » chez les animaux sociaux
L’un des grands invariants dans l’histoire des sociétés humaines réside dans l’opposition entre un « nous », chargé de toutes les valeurs positives imaginables, et un « eux », associé à tout ce qui est perçu comme négatif. Le mépris ou le rejet de l’« autre » (clan, tribu, ethnie, race, nation, région, classe, caste, groupe religieux, etc.) est le principe de tout ethnocentrisme. Mais l’opposition eux/nous n’est que le prolongement, dans l’ordre symbolique propre à notre espèce, d’un mécanisme général de « défense » présent dans l’ensemble du règne animal, des insectes eusociaux aux primates : défense du « proche » ou
du « même » par rapport à ce qui est perçu comme lointain, différent, étranger, extérieur à son propre groupe. Dans le cas des sociétés humaines, le « nous » et les « eux » peuvent prendre des formes très variables dans la mesure où les groupes se construisent culturellement.
En même temps qu’elles ont réussi à rassembler des millions d’individus dans des unités sociales cohérentes, les sociétés humaines n’ont cessé, sous l’effet de la différenciation sociale des fonctions, de multiplier les types d’opposition eux/nous, et donc les conflits possibles entre les groupes.
Sylvain LEMOINE
Les conflits inter-groupes chez les primates
Depuis Hobbes et Rousseau, la question de l’origine de la guerre chez les humains a suscité de multiples débats et conjectures. L’étude des conflits entre groupes chez nos plus proches cousins, les primates non-humains, et les chimpanzés en particulier, nous permet de dépassionner cette question et de l’aborder avec une perspective évolutive. La synthèse de travaux de recherche sur les primates, en écologie comportementale et en anthropologie biologique, révèle les mécanismes proximaux et ultimes à l’œuvre lors des conflits entre groupes. Le concept de dominance de groupe et les bénéfices associés, démontrent que la compétition entre groupes voisins pour agrandir ou préserver leurs territoires et privilégier l’accès aux ressources qui s’y trouvent (nourriture, abris, mais aussi femelles) motive les conflits entre groupes, qui, par certains aspects, ressemblent aux conflits observés chez les humains.
Les conflits entre groupes nécessitent une action collective et de la coopération, qui entraîne diverses contraintes évolutives et cognitives. Cependant, le modèle de coopération parochiale, qui articule les actions collectives, l’hostilité entre voisins, et les bénéfices liés aux conflits en termes de succès reproducteur, permet d’entrevoir à quel point les conflits entre groupes constituent une dimension inhérente à la vie de groupe ; il suggère leur rôle de pression de sélection favorisant un certain nombre d’adaptations, notamment la coopération entre individus non apparentés, mais aussi le sentiment d’appartenance à un groupe (groupishness). Les mécanismes de « guerre » chez les chimpanzés sauvages sont ainsi présentés à l’aune du model de coopération parochiale, et nous permettent de réaliser que, chez les humains, la guerre et la xénophobie trouvent leurs fondations évolutives dans un passé lointain.
Pierre LEMONNIER
« C’est la faute de la flèche ! »
En Nouvelle-Guinée comme ailleurs la violence collective contre autrui – rixe, vendetta, guerre – ne peut se comprendre qu’en rapport avec d’autres aspects d’une organisation sociale et d’un mode de pensée. Comprendre le phénomène « guerre » chez un peuple donné de la grande île, c’est comprendre ses relations avec divers aspects de la vie sociale, ici énumérés sans ordre ni exhaustivité : l’imputation du malheur (« la faute à qui et pourquoi ? »), l’histoire des groupes locaux, les obligations envers les ancêtres, les procédures de paix et de compensation pour homicide, les formes du mariage, la gestion des territoires de chasse et de collecte, la fabrique des guerriers lors des initiations, la place du cannibalisme, l’usage des richesses, etc.
L’ethnographie des groupes anga (Papouasie-Nouvelle-Guinée) permet d’exposer la gradation des formes de violence selon les causes qu’on leur reconnaît localement et de montrer comment ces dimensions d’un mode de vie varient et se combinent d’un groupe à l’autre.
La comparaison élargie à d’autres sociétés de Nouvelle-Guinée confirmera la difficulté de tenter toute généralisation à propos de la guerre dans cette partie du monde.
Jean-Loïc LE QUELLEC
Mythes d'origine des conflits armés
La guerre est une activité si répandue que l’on s’attend à ce que d’innombrables mythes en exposent l’origine. Pourtant, de tels récits sont relativement rares, alors qu’au contraire les divinités guerrières sont particulièrement nombreuses, et l’ existence même de la guerre semble donc relever d’une évidence n’ayant pas à être justifiée.
Les mythes relatent le plus souvent des guerres entre espèces différentes (Géranomachie, Célestes contre Terrestres…) ou entre des êtres mythiques de nature diverse (guerre des Vents, de l’hiver contre l’été, centauromachie, gigantomachie, théomachie, titanomachie…). Ces affrontements sont souvent donnés pour être à l’origine des caractéristiques actuelles des espèces, et en Amérique ils se trouvent également à l’origine du feu. Il s’agit de guerres primordiales, fondatrices, se jouant souvent entre deux moitiés de l’univers et permettant la mise en place actuelle du monde.
Ainsi, ce qui importe selon ce type de mythes, c’est moins l’origine de la guerre que ce qu’elle-même institue.
Jean-Marc PÉTILLON
La visibilité archéologique des guerres préhistoriques
Discuter de l'existence possible de guerres pendant la Préhistoire pose immédiatement le problème de la faible visibilité archéologique de ces éventuels conflits : comme beaucoup de phénomènes sociaux, la guerre, dans ces sociétés anciennes, ne laisse pas nécessairement de traces matérielles susceptibles à la fois de se conserver et d'être
interprétées sans ambiguïté comme telles.
Chez les préhistorien·ne·s, la discussion est souvent rendue plus complexe par un certain flou sur les concepts (notamment un glissement entre « indices de guerre » et « indices de violence »), et par des désaccords sur le poids à donner à l'absence de preuve (le manque
d'indices d'existence est-il un indice d'inexistence ?).
Malgré l'ancienneté du débat et l'abondance de la littérature sur le sujet, en particulier dans le monde anglo-américain, les types de traces archéologiques évoqués varient peu – figurations de conflits, fortifications, équipement offensif ou défensif, stigmates laissés sur les corps des victimes – et les données primaires ne s'enrichissent que lentement. Nous en présenterons ici une revue, ainsi que quelques remarques concernant le Paléolithique récent d'Europe.
Maxime PETITJEAN
Historien
Docteur
La guerre dans tout son État. Discours normatifs sur les conflits armés dans le monde gréco-romain
Il s’agira d’explorer les conceptions dominantes de la guerre dans l’Antiquité classique, en mettant en lumière leur lien avec l’organisation sociale et politique propre au monde des cités-États méditerranéennes. Les Grecs et les Romains associaient la guerre (polemos / bellum) à l’État, la considérant comme une manifestation naturelle des relations entre peuples dotés d’une organisation politique. Les mythes et les récits anthropogéniques, tels ceux d’Hésiode, de Platon, d’Aristote ou encore de Lucrèce, légitimaient cette vision en l’ancrant dans une évolution sociale et divine. Via le droit des gens et les grands théoriciens occidentaux de la guerre, nous avons hérité de cette acception antique des conflits armés.
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La notion de « guerre » est en cela une catégorie analytique qui ne peut que difficilement se prêter à une analyse scientifique et comparative des violences collectives, en particulier à l’étude des conflits armés dans les sociétés sans richesses.
Arthur GICQUEAU
Nicolas TEYSSANDIER
Préhistorien
Doctorant - TRACES
organisation des débats